J’ai entrepris de présenter ma candidature en 2017 pour être en résidence à la Villa Médicis. Ma candidature n’a pas été retenue. Je présente ici le texte que j’avais envoyé au jury dans la cadre de cette candidature pour présenter mon travail ainsi que les images des travaux que je cite dans ce texte.

L’IDIOTIE DE ROME
Étude de la ville de Rome à la lumière de l’idiotie 
INTRODUCTION AU PROJET 
Je me sens avant toute chose poète. C’est que je suis un homme de la parole. Je cherche à écrire cette parole non pas pour devenir un homme de lettres mais bien au contraire pour échapper à la toute puissance de l’écrit. Les livres que je me propose d’écrire durant mon année à la Villa Médicis : des livres de parole. Je parcourrai en marchant la ville de Rome pour tenir à la manière d’un idiot un journal de ma lecture de Rome. Il s’agira de proposer une lecture de la ville placée sous le signe de l’idiotie. 
Un livre de parole. Un livre oral. Un livre qui ne serait pas écrit mais parlé. Un livre qui ne se lirait pas mais qu’on écouterait en silence. Un livre qu’il suffirait de peser. Je parlerai du non-sens de Rome, de sa vie souterraine, de ses silences. Toute ville est double. Je rendrai compte de l’autre ville, de celle qui prend vie lorsqu’on se laisse aller à y errer poétiquement. La ville qui se cache sous la ville. 
Le travail sur l’idiotie que je développe depuis de nombreuses années repose sur ma pratique de la flânerie à travers les rues de Paris. C’est en flânant que j’accède à mon idiotie. C’est en dérivant que je pratique l’art idiot. Walter Benjamin a consacré un chapitre de son Livre des Passages à cet art de la flânerie. L’une de ses notes a retenu mon attention. « Paris a créé le type du flâneur. L’étrange, c’est que Rome ne l’ait pas fait. Quelle en est la raison ? Le rêve à Rome suivrait-il des voies toutes tracées ? » 
Je veux quitter Paris, la patrie des flâneurs, pour partir à la découverte de Rome en m’y créant un nouvel espace de flânerie. Je veux construire en dérivant poétiquement dans Rome une autre ville. Parler de l’idiotie de Rome, c’est parler de la possibilité de cette autre ville. Rome : une ville double dont j’écrirai l’idiotie en en faisant la carte. 
Je veux aussi étudier cette idiotie de Rome en suivant la ligne des philosophes-artistes. Je me propose d’écrire ainsi un livre sur la parole poétique. Je m’appuierai pour cela sur les pistes d’étude de l’art proposées par Jean-Noël Vuarnet dans son ouvrage Le philosophe-artiste. Je me retrouve dans le discours impur de ce personnage dont Nietzsche a souhaité la venue : le philosophe-artiste n’est ni tout-à-fait philosophe, ni tout-à-fait artiste, « il connaît en inventant, il invente en connaissant ». 
Le journal de la ville de Rome : le journal d’un poète qui pense la parole de l’idiotie salvatrice. J’ai construit parodiquement une métaphysique du silence. Je veux maintenant poursuivre cette aventure en me plongeant dans le silence de la ville de Rome. J’espère donner à voir une histoire et une généalogie de cette parole de l’idiotie en explorant poétiquement le silence de cette ville. 

PRÉSENTATION DU PROJET 

I. Travail d’écriture 
J’ai pour projet de passer une année à la Villa Médicis afin de développer cette activité poétique en tenant deux journaux : Le journal de Rome et Le journal de la Villa Médicis. J’ai aussi pour projet de mener une réflexion autour de mon activité d’écriture afin d’en mieux cerner la spécificité. 

A. Le journal de Rome 
Je profiterai de cette année de résidence à la Villa Médicis pour poursuivre ma parole en errant poétiquement dans Rome. 
Je veux explorer Rome en parcourant la ville à pied pour y retrouver un sens perdu du religieux en art. L’idiotie rend possible en art une approche religieuse du monde. La psychiatrie a cherché à penser en terme de maladie la foi qui travaille les idiots. Je dirai Rome avec mes mots à moi, je dirai la ville à l’aide de mon langage idiosyncrasique. Je créerai ainsi la Rome des idiots. Et je donnerai du même coup sens à mon idiotie puisque je rendrai ainsi visible l’idiotie de Rome. Il s’agit de faire revivre une certaine Rome : Je pense ici à la Rome des premiers chrétiens persécutés pour leur pratique de la religion du Christ mais aussi à la Rome de ceux qui ont lutté pour la raison et contre l’obscurantisme d’une religion sans foi. Je ferai ici le parallèle avec la sorte de persécution que subissent les idiots pour leur pratique religieuse de l’idiotie. Je veux parler ici des personnes atteintes de troubles psychiques qui sont stigmatisées à cause de leur différence. Elles ont à souffrir de normes sociales qu’elles ne parviennent pas à intégrer. La violence infligée par la société à ces individus est vécue par eux comme une forme d’oppression. Ils ont le sentiment d’avoir à lutter contre cette sorte d’oppression. 

B. Le journal de la Villa Médicis 
Je veux aussi profiter de cette année pour redéfinir mes choix poétiques en me confrontant au monde de l’art. 
Ce deuxième journal sera centré sur mes activités artistiques et mes rencontres professionnelles. Je confronterai ma pratique de l’idiotie à d’autres pratiques artistiques. Dubuffet a tenté d’expliciter le mystère de la création par le concept de l’art brut. J’échangerai avec d’autres artistes sur cette approche de l’art pour développer ma propre notion d’art idiot. Je veux défendre l’idée d’une idiotie christique qui résiste à toute forme de rationalisation. Dostoïevski traite dans son livre L’Idiot de cette idiotie religieuse. Il peint le prince Mychkine en s’inspirant du personnage du fol en Christ de la tradition russe. Le philosophe Cezary Wodzinski avance l’idée dans son livre Saint Idiot que le mystère de l’idiotie réside tout entier dans la façon dont les gens réagissent face aux idiots et non dans les idiots eux-mêmes. Je tiendrai le Journal de la Villa Médicis pour capter ce mystère en décrivant les réactions que je susciterai chez les autres résidents du fait de mon idiotie. 

C. Réflexion autour de la création poétique 
Je souhaite approfondir ma pensée de l’idiotie en la situant plus précisément dans le champ de la création poétique et de l’esthétique. 
Je développerai durant cette année mon travail de réflexion sur la langue dans laquelle j’écris ma parole. Je veux étudier mon rapport idiosyncrasique au monde en pensant la structure interne de ma parole à l’aide de la psychanalyse. J’approfondirai sur le plan théorique mes notions d’idiotie et d’art idiot en m’appuyant sur la lecture du livre de Jean-Noël Vuarnet Le philosophe-artiste qui me permettra de dresser une généalogie de l’idiotie (Giordano Bruno, les libertins, Rousseau, Sade, Kierkegaard, Artaud). J’entretiens un rapport particulier aux livres. Je ne fais en effet souvent que peser les livres que j’achète. Je n’en lis que très peu. La fréquentation des librairies me nourrit pourtant poétiquement en me faisant découvrir des poètes proches de mon écriture. J’ai un rapport magique aux livres. J’ai un certain nombre de frères en poésie (Charles Baudelaire, Germain Nouveau, Jacques Rigaut, Luc Dietrich, René Daumal, Roger Gilbert-Lecomte, Antonin Artaud, Jacques Prevel, Francis Giauque, Georges Perros) qui m’aident à poursuivre affectivement mon aventure poétique. 

II. Travail plastique 
Mon projet durant cette année serait aussi de poursuivre mon travail plastique et de réfléchir à la possibilité de trouver une forme d’édition me permettant de le faire entrer en résonance avec mon travail d’écriture. Une telle forme est-elle possible ? N’est-ce pas là la quête de l’objet parfaitement singulier ? De l’objet idiot ? 

A. Travail photographique 
Je développe depuis trois ans un travail photographique parallèlement à mon travail d’écriture poétique. 
J’ai pour projet de constituer parallèlement à l’écriture de mon Journal de Rome un album photographique qui en sera le pendant sur le plan de l’image. J’aime me perdre en marchant dans la ville. J’aime errer dans certains quartiers. L’écriture du journal me permet d’enregistrer mes pensées durant ces promenades mais se pose aussi à moi la nécessité de prendre certains éléments visuels en photos parce qu’il me semble que les images que j’obtiens alors me permettent d’exprimer clairement un aspect de la ville que je trouve assez frappant pour vouloir le partager. Je tenterai donc de retranscrire la suite de ces éléments visuels à travers ce travail photographique. J’ai créé ainsi un diaporama photo autour de mes promenades parisiennes.

B. Création de cartes 
Je constituerai des cartes à partir des trajets que j’enregistrerai dans mes journaux. 
Mes déplacements dans la ville obéissent à une logique singulière placée sous le signe du désir. Il y a des lieux où je reviens continuellement. Il y en a d’autres que j’évite au contraire. Je me repère dans la ville en me constituant une vision propre de l’espace. Je retiens le nom de certaines rues seulement. J’ignore parfois l’existence de monuments 
essentiels. Et j’oublie mes trajets au fur et à mesure de mes déplacements. J’utilise la marche comme un outil pour dessiner avec mon corps une représentation particulière de la ville. Je veux rendre visible cette représentation à partir du tracé de mes déplacements sur une carte. Je dessinerai ainsi une carte de la ville de Rome en donnant à voir ma façon singulière de l’appréhender d’un point de vue géographique. Je proposerai ici une cartographie mentale de la ville. 

C. Recherche d’un objet idiot 
Je souhaite réfléchir à une forme plastique qui puisse me permettre de présenter mon travail photographique à l’aide de mon travail d’écriture. 
J’ai tenu le Journal d’un criminel en me déplaçant poétiquement dans Paris et j’ai ensuite développé un travail photographique autour de ces déplacements qui a abouti à mon album photo Promenades parisiennes. Je souhaiterai maintenant trouver une forme plastique qui puisse me permettre de créer un objet idiot à partir de ces deux média. Je poursuivrai à Rome ma recherche sur cette forme en l’appliquant à mon travail autour de la ville de Rome. Je suis ici à la recherche d’un objet à la fois oral (les arts plastiques), écrit (la littérature) et visuel (la photographie). Il s’agit de trouver un objet qui présentera ces trois faces sur un même plan et en même temps. 

PRÉSENTATION DE MON TRAVAIL 
J’ai développé ma réflexion plastique et littéraire sur l’idiotie à la suite d’une grave dépression nerveuse avec symptômes psychotiques. Celle-ci aurait pu m’amener à me désengager totalement du monde social en me forçant à me retrancher sur moi-même. Mais la pratique des arts plastiques et de l’écriture m’a permis de surmonter ma maladie. Plus encore, mon oeuvre artistique se nourrit d’une réflexion autour de ma maladie. Je travaille en effet sur l’idiotie à partir d’une approche reposant sur l’analyse de ce que l’on nomme maladie mentale (je me réfère en ce sens à l’oeuvre d’Antonin Artaud). 
I. Une réflexion sur l’idiotie 

A. Le Traité 
J’ai écrit au début de mon aventure poétique un texte que j’ai nommé Traité d’idiotphysique. 
J’ai écrit ce texte poétiquement, sans vraiment savoir où j’allais, et ça n’est qu’ensuite que je me suis aperçu que je répondais à ma façon à un problème de logique soulevé par Wittgenstein dans ses Carnets secrets : le problème du mot salvateur. « Pas prononcé le mot rédempteur. Hier, à un moment, je l’ai eu sur le bout de la langue. Puis il s’est échappé », note-t-il dans ses carnets. Il a cependant très vite fini par renoncer à cette recherche d’une parole salvatrice en la qualifiant d’enfantillage. J’ai moi choisi bien au contraire de dire ma parole salvatrice en pratiquant l’idiotphysique. La langue me fait souffrir et me pousse ainsi au silence. Les mots sont des êtres qui ont pouvoir sur moi en me forçant à me taire. J’ai cherché à me sortir d’un ensorcellement par la langue. Je n’ai pas écrit ainsi une énième métaphysique du silence, j’ai bien plutôt réussi à rompre véritablement un silence. ​​​​​​​
B. L’esthétique de l’idiotie 

Je voudrais saisir la ville de Rome à l’aide de la vision rendue possible par l’idiotphysique. 
Je marche dans la ville pour cultiver mon oubli et parvenir ainsi à fixer la parole de l’idiotie. J’ai à vivre poétiquement le drame de la séparation du corps et de la langue. Nous vivons en effet dans un monde qui tend à nier la langue du corps, qui tend à la refouler au profit d’une langue non-affective. Je veux renouer avec mon homme privé et pour cela je suis prêt à tordre les lois sociales. Je tente d’écrire ma parole. Il s’agit de se laisser écrire par la langue pour avoir la possibilité de la chevaucher. C’est en effet en piégeant ainsi mes pensées animales que je parviens à les noter. J’ai rendu visible cette parole de l’idiotie en tentant de faire la peinture la plus idiote qui soit. Faire une chose qui soit tellement idiote que cette chose devienne une chose non-idiote. Une chose totalement singulière. Cette possibilité, je l’ai exprimée parodiquement en réalisant mes peintures idiotes et mes objets idiots.

C. L’espace de l’idiotie 
J’ai besoin de créer un tel espace à Rome pour produire poétiquement. Je reconstruirai l’espace de la ville selon cet espace. L’art de la flânerie n’est-il pas un art qui consiste à recréer dans la ville un tel espace de liberté poétique ? 
L’idiot était chez les Grecs l’homme privé. On opposait l’idiot au citoyen. L’espace de l’idiotie, c’est d’abord ma sphère privée. J’ai besoin de m’extraire de cet espace pour construire un discours sur une intimité qui me fait souffrir. Je nomme idiotie cette intimité. Je suis capable de penser mon intimité parce que je parviens à m’en extraire en la nommant. Je me mets ainsi à distance de moi-même et je m’observe comme un autre. Il s’agit là d’un travail qui consiste à me créer un espace au sein duquel je suis en mesure de me penser autre à moi-même. Je peux au sein de cet espace construire poétiquement mon impureté pour pouvoir ensuite partager avec d’autres cette part d’obscurité que je porte en moi. Je tire profit de mon idiotie en explorant cet espace auquel les autres ne peuvent pas avoir accès. Cet espace est un espace interdit par la langue. On ne peut y pénétrer qu’en se laissant aller à faire l’idiot. Cet espace mental est régi par des lois que j’ai tenté de mettre en équation. L’image « L’équation de l’idiotie » donne ainsi à voir la logique dans laquelle est pris celui qui se laisse aller à faire l’expérience de son idiot en investiguant cet espace. 

D. L’idiotie comme carte permettant de lire le réel 
L’idiotie est le chemin que je suis pour accéder au réel. Elle est bien en ce sens le double du réel. 
Dostoïevski peint le prince Mychkine sous les traits d’un saint idiot et il parvient ainsi à triompher de lui-même en écrivant l’Idiot. Je veux continuer à chevaucher mon personnage et pouvoir ainsi accéder à la vérité de la parole qui m’habite. Tout comme Wittgenstein m’a permis de construire une philosophie de la parole poétique dans l’idiotie, Dostoïevski m’aide à penser une possible écriture de cette parole. Le philosophe-artiste, c’est celui qui est en mesure d’écrire une poétique de l’idiotie et parce qu’il est habité à la fois par l’écriture (la philosophie, la pratique rationnelle de l’écriture, la raison) et par l’art (la parole, la pratique poétique de l’écriture, la foi). Je me peins ainsi en artiste ayant triomphé de son idiotie dans l’image « Un idiot en liberté ».

Voir « Fragment 1 et 2 du journal d’un criminel ». ​​​​​​​
II. Mes journaux 

Il s’agit pour moi lorsque j’écris mes journaux de rompre véritablement le silence de l’idiot. J’ai validé l’idiotphysique plastiquement par mon diplôme des Beaux Arts6 puis théoriquement en écrivant des essais sur l’idiotie. Je m’en suis alors pris à moi-même, je veux dire à l’idiot lui-même, en me mettant à nu. J’ai rendu visible aux autres mon homme privé en tenant des journaux intimes. Cela m’a permis de rendre compte du silence qui règne autour de cet homme privé. S’agit-il d’écrits d’artistes ? de poésie ? de philosophie ? de linguistique ? d’esthétique ? 

A. Journal d’un criminel 
Je reprendrai pour écrire le Journal de la ville de Rome et le Journal de la Villa Médicis l’écriture à laquelle je me suis tenu dans mon Journal d’un criminel (716 pages). 
Il s’agit d’un journal intime que j’ai tenu durant une année. Le principe d’écriture du texte ayant été de tout noter, heure après heure, jour après jour et cela sans rien omettre et sans prendre en compte aussi une possible lecture par autrui (j’ai donc fait le choix de ne rien censurer), ce texte s’apparente pour moi à une performance littéraire visuelle. J’emploie le terme « visuel » pour bien souligner que je ne considère en aucun cas ce texte comme celui d’un homme de lettres. Il s’agit bien plutôt d’une sorte d’oeuvre plastique. J’ai écrit ce texte durant une année sur des carnets et il m’a fallu ensuite trois ans pour retranscrire sur un document Word ce travail d’écriture. Je distingue l’écriture des carnets (travail d’un personnage) du travail qui a consisté à mettre au propre cette écriture (travail d’un auteur). Il s’agit donc bien pour moi d’une sorte de fiction dans la mesure où je ne me reconnais pas dans celui qui dit « je » dans le Journal mais bien plutôt dans celui qui parle de ce « je » comme de celui d’un autre. Ayant été un artiste sans oeuvre hormis ce journal durant cette période je me dis criminel de l’artiste que j’ai empêché de produire par ce travail d’écriture et qui fait donc le récit tout au long de ce Journal de son involontaire improductivité.
 
B. La méthode du personnage 
La méthode du personnage est la méthode que j’utilise littérairement pour faire la copie du réel la plus exacte possible. 
Je cherche à capter l’existence brute en enregistrant dans mes journaux tout ce que je vis, tout ce que je ressens, tout ce qu’il m’est donné d’observer. Je suis un auteur qui descend dans l’arène de la vie pour écrire avec sa vie la vie de son personnage. J’ai intégré par l’intérieur des musées et cela m’a ainsi permis de saisir leur fonctionnement interne. Je parle dans mes journaux de tout ce qu’il m’a été donné d’observer en tant qu’agent d’accueil et de surveillance des salles. J’ai le sentiment de venir hanter ces lieux sous les traits d’un poète qui se dissimule derrière un individu social en quête de travail. Je suis ce personnage et je décris jour après jours ces observations de telle façon que je construis ainsi avec ma propre existence son existence imaginaire. Mon Journal de Rome sera de la même façon le journal d’un personnage. Je chevaucherai une monture (le personnage) et je me laisserai dériver géographiquement et mentalement au gré des pérégrinations de cette monture. Pratiquer l’art idiot, c’est avant toute chose se pratiquer ainsi soi-même. C’est pratiquer son personnage. L’art idiot est bien un art du personnage. Le journal est pour moi une forme artistique me permettant de mettre en oeuvre cette stratégie du personnage afin de tenter de capter le réel. Je multiplie ainsi les personnages.

L’IDIOTIE DE ROME 
Il y a un fond sexuel, névrotique, pathologique et c’est de ce fond que naît la création. Je suis amené à me penser comme « un criminel de l’amour » à cause de ce fond intérieur qui me consume. Ce fond structure mon rapport à la ville. Il détermine le sens de mes déplacements dans la ville. Je suis amener à livrer mon intimité pour rendre compte de ce criminel de l’amour et de son impureté. C’est ici la question de la vérité de l’intimité qui est en jeu. Les sciences humaines tentent de rationnaliser ce pathologique nécessaire à la création. Je pense moi que ce fond n’est pas totalement rationalisable, qu’il y a en moi une part d’obscurité nécessaire qui ne peut être saisie que par la foi.

I. Qu’est –ce que l’idiotie d’une ville ? 

A. La ville comme organisme vivant 
Je veux étudier la ville comme organisme vivant. Je capterai sa parole. Je la parcourrai en me laissant posséder par elle. Je la comprendrai affectivement de telle façon qu’elle me fera parler. Il me faudra pour cela gagner sa confiance. Je veux à l’aide de l’écriture et de la photographie capter ses expressions, saisir la nature de ses troubles. Je chercherai à la comprendre de l’intérieur. Je ne veux pas plaquer du théorique sur la ville. L’idiotie m’aidera à être au maximum sensible à sa singularité. J’irai à Rome le plus pauvrement possible pour la ressentir. J’ai fait ce travail à Paris en parlant de ma façon de vivre. La ville m’oblige à certains types de comportements dont je n’ai souvent même pas conscience. J’ai cherché à rendre ainsi visible mes automatismes de parisien dans mon diaporama photo « Promenades parisiennes ». J’ai appliqué à la ville de Paris mon raisonnement par l’idiotie pour rendre visible son cri. J’ai erré dans la ville comme un animal et je suis ainsi parvenu à enregistrer l’expression du cri qu’elle a suscité en moi. La ville m’a fait hurler comme un animal et j’ai noté ce hurlement comme étant celui de la 
ville. C’est que le poète se fait la voix de celle qu’il se donne d’explorer intérieurement. Je n’ai pas hésité pour cela à visiter ses bas-fonds. Le cheminement du poète à travers la cité dessine son visage. Si Platon a voulu rejeter de la cité les poètes, c’est parce qu’il a senti à quel point la parole poétique pouvait être en mesure de dire un certain silence de la cité. Les églises apparaissent dans mon diaporama comme de gigantesques phallus. La ville vit des désirs qu’elle suscite chez les êtres humains. Elle est une sorte de Léviathan : un être gigantesque qui vit du sang de ses habitants. Je me retrouve en son sein comme une fourmi au sein d’une fourmilière.​​​​​​​
B. Étudier la ville à la lumière de l’idiotie 
La non-compréhension est une arme entre les mains du poète. Il peut ainsi voir certaines choses cachées. Je me retrouverai idiot dans la ville de Rome et je construirai à l’aide de cette idiotie une vision de la ville. Je réussirai grâce à mon idiotie à ne pas intégrer certaines logiques de vie ce qui me permettra d’investiguer certaines des zones obscures de la ville. Il y a des espaces que seuls les idiots peuvent pénétrer car ils sont interdits aux autres hommes. La plupart des hommes sont automatisés par les modes de fonctionnement capitalistes que la structure de la ville engendre en eux. Les idiots cherchent eux d’autres cheminements C’est ainsi que j’ai inventé mes promenades parisiennes. La ville, c’est pour moi un poète qui marche, un poète qui se laisse aller à la parcourir et pour tenter de dire son silence. Rome est la ville de la foi chrétienne et du logos grec. Une ville avec un passé à la fois religieux et rationaliste. L’idiotie nous dit qu’il y a une religion de l’art nécessaire. On ne peut faire de l’art sans une certaine foi. L’idiotie de Rome, c’est ainsi d’abord tout ce qui touche au religieux dans la ville. Je tenterai de lire Rome en « Jérusalem de l’idiotie ». Mais il est aussi nécessaire de penser rationnellement ce religieux pour ne pas tomber dans une idiotie obscure, scolaire. Je rêverai donc aussi ici Rome en « Athènes de l’idiotie ». 

II. La méthode de la flânerie 

« Poe a décrit pour la première fois, et pour toujours, dans son essai sur L’Homme des foules le cas du flâneur qui, s’écartant tout à fait du type constitué par le promeneur philosophique, prend les traits d’un loup-garou qui erre sans fin dans une jungle sociale » écrit Walter Benjamin dans Le Livre des Passages. Il s’agit de ressentir animalement la ville, de la respirer. Ressentir son souffle sur soi. L’odeur de son haleine. Nous pensons aussi ici au livre de Baudelaire, Le Spleen de Paris. Notre spleen à nous, c’est l’idiotie. 

A. Un art de corps : déplacement du corps dans l’espace 
Le poète idiot chevauche son corps et se laisse guider par sa monture sans jamais toutefois abandonner entièrement le contrôle de celle qu’il chevauche. 
Mon regard détermine mes déplacements dans la ville. J’enregistre tous mes déplacements. Je dessine ainsi avec mon corps des cartes. Je laisse mon corps inventer sa propre géographie. Je cherche à capter mes visions à l’aide des journaux que je tiens. Je marche, j’observe et cela me donne à penser, à ressentir. Je note alors tout cela par écrit. Je choisis de prendre en photo certains détails qui me frappent. Le nom d’un commerce 
peut ainsi éveiller chez moi une réflexion sur la ville, l’image d’une publicité m’amener à certaines rêveries. Toutes ces découvertes sont toujours liées à des rencontres rendues possibles en apparence par le seul hasard. Je semble ne m’en remettre qu’au seul hasard mais en réalité c’est la puissance poétique de l’idiotie que j’ai théorisée dans mes textes qui opère ici. Je me laisserai ainsi guider par mon idiot à Rome. L’idiot est pour moi une sorte de génie intérieur. Je m’en remets toujours à la voix de ce démon lorsque j’erre dans la ville. J’aime me perdre dans la ville pour faire l’expérience de mon idiotie et ainsi faire surgir mon démon. Il me guide alors de telle façon que la ville devient pour moi un lieu étrange. C’est cette étrangeté que je cherche à rendre visible pour pouvoir en témoigner auprès des autres.
​​​​​​​
B. Lapsychogéographie et Louis Wolfson

J’aimerais me plonger dans la ville de Rome pour réinventer la ville. J’en suis ainsi venu à m’intéresser aux œuvres d’Ivan Chtcheglov et de Louis Wolfson.

Ivan Chtcheglov est un poète situationniste. Il est l'inventeur de la psychogéographie qu’il présente dans son Formulaire pour un urbanisme nouveau. Guy Debord a ensuite récupéré et repris à son compte ses intuitions poétiques, notamment autour de la dérive. Ivan Chtcheglov dit qu'il faut délirer pour recréer la ville, renouer avec les forces souterraines de la cité. Marcher en se perdant dans la ville et ainsi parvenir à percevoir autrement l'urbanisme. Changer donc la ville, la reconstruire poétiquement, en la regardant autrement. Je veux moi aussi réinventer la ville. J’inventerai pour cela ma propre forme de dérive. J’ai écrit un texte intitulé Le mangeur de femmes dans lequel je décris la possibilité d’une exploration poétique de la ville placée sous le signe de l’amour. Il s’agit de m’en remettre au prisme de ma propre vision. C’est tout le contraire d’une étude scientifique sur la ville de Rome que je me propose de faire. Je veux bien au contraire découvrir la ville de Rome par l’oubli, par la non-compréhension. Par la méthode donc de l’idiotie. Louis Wolfson fait une peinture singulière de la ville de New York dans son livre, Le Schizo et les langues. Il nous donne à voir une autre ville en parcourant la ville à l’aide de ses désirs, guidé par ses seules pulsions. Cet auteur a aussi fait l’expérience de la maladie mentale et c’est aussi à partir d’elle qu’il a cherché à construire son œuvre littéraire. Il parle dans son livre de son rapport affectif aux mots et de sa recherche d’une autre langue qui puisse lui permettre d’échapper à une langue maternelle qui le fait terriblement souffrir. C’est ainsi qu’il en vient à nous parler aussi de la langue de cette autre ville. Je veux suivre le même chemin que Louis Wolfson pour capter la langue que parle secrètement la ville de Rome et tenter de la traduire. Je me tiendrai donc loin des études savantes pour parvenir à ce but.


UNE VISION ORALE DE LA VILLE ENTRE FOI ET RAISON


Je ne veux pas être du côté de ceux qui ne font que critiquer le romantisme. Je ne veux pas non plus être un fervent romantique. Je veux dire les dessous du romantisme tout en posant une nécessité de la poésie. Je me sens ainsi très proche du texte de Dostoïevski Les Carnets du sous-sol. Il me semble que la forme du journal me permet de tenir le pari de parvenir à être dostoïevskien.

L’auteur est un homme de foi. Un homme religieux. Il est le tenant d’une vision esthétique. C’est l’homme du romantisme. Le lecteur est un homme de raison. Un homme de science. Il est le tenant d’une vision rationnelle. C’est l’homme du réalisme. Et l’idiot ? C’est l’homme privé. L’homme de l’intimité. Il y a un idiot chez chaque lecteur comme il y a un idiot chez chaque auteur. L’idiot est donc ce qui réunit auteurs et lecteurs dans l’animalité. Ce qui peut donc donner un sens à la lutte qui les oppose. Mon discours n’est pas de dire qu’il faudrait mettre fin à cette lutte nécessaire mais de prôner un rassemblement dans l’idiotie grâce à une vision d’ensemble qui prenne sa source dans la sphère privée. Je nomme animalisme cette vision d’ensemble. L’art idiot est bien d’abord pour moi un art animal.

Je cherche à capter la force brute de la pensée et de la création. Le philosophe-artiste crée en pensant, pense en créant. Le journal, comme forme d’écriture de l’intimité, me paraît être le moyen le plus efficace pour tenter de la capter, pour tenter d’en témoigner et ainsi de lui donner tout son sens. Ce sens, c’est pour moi le sens retrouvé de la création poétique. J’aimerais écrire un livre où je parviendrais à parler de façon extérieure de cette vision intérieure qui m’habite. Ce livre serait ainsi un livre entre art et philosophie. Il ne s’agit pas d’écrire de la littérature mais bien au contraire de montrer une parole. Je veux ainsi défendre la possibilité d’une vision orale de l’existence, entre foi et raison, contre la vieillerie métaphysique mais aussi contre la toute-puissance de la lecture non-affective du réel véhiculée par le rationalisme des sciences humaines.

A voir aussi

Back to Top