Extrait
Trois textes.
Trois variations autour d’un même personnage : une femme dont il m’a été donné de vivre la langue et jusqu’à faire que sa langue devienne ma langue.
Oui, je l’ai connue en chair et en os. Mais je préfère taire ici son nom de peur de lui porter préjudice.
Ces textes, je les ai écrits pour me dissocier d’elle. Pour sortir de sa langue, cette langue dans laquelle elle m’a forcé à penser.
Jusqu’à m‘obliger à nier ma propre langue.
Jusqu’à faire qu’il ne reste plus rien de moi.
Et pourtant, le fait que j’ai su trouver assez de force pour les écrire montre que quelque chose de moi a résisté au naufrage de mon être. C’est donc bien pour tenter de ne pas sombrer dans un océan d’idiotie sans issue que je me suis efforcé d’écrire cela. Et cette lutte qu’il m’a fallu mener pour faire que je puisse sauver quelque chose de moi-même, je veux croire qu’elle doit suffire à justifier ces textes. C’est en effet là tout ce qui me les a rendu nécessaires ; tout ce qui a fait qu’ils se sont imposés à moi comme les seules solutions pouvant me permettre de subsister un tant soit peu. De n’être pas condamné à ne plus pouvoir être.
Je les ai écrits dans l’ordre même dans lequel je vous les présente. Ils sont liés par une même énergie. Par une même tension créatrice. Mais ils peuvent être lus séparément. Oui, je crois que chacun d’entre eux peut mener une existence autonome. Je doute donc qu’on puisse penser à une progression en les lisant dans l’ordre chronologique. Non, il s’agit bien plutôt, à mon sens, de trois embarcations voguant ensemble sur une même mer. Trois embarcations que je suis parvenu à constituer à partir des débris de l’ancien navire, celui dans lequel il m’avait été donné de naviguer avant de faire naufrage. Avant de rencontrer cette femme.
Car cette femme, elle a été pour moi une sorte de navire pirate. Le navire d’une Madame de la Critique de la Raison Pure. Un navire qui s’est essayé à me couler. Et qui y est parvenu.
Ces embarcations, il se peut que vous les trouviez fragiles, vulnérables, incapables de faire face aux fureurs de l’océan. Mais je n’ai rien d’autre à vous proposer. Oui, elles sont tout ce qui reste de l’ancien navire. Et je veux croire que ce peu de chose suffira à nous faire regagner la terre ferme. J’ai dit nous. C’est parce que j’espère qu’en me lisant, naîtra en vous le désir de faire route avec moi, le désir de vous embarquer à votre tour à mes côtés et pour qu’ensemble nous nous rendions ailleurs.
Car il se peut que vous aussi vous soyez des naufragés. Que vous aussi, vous ayez été attaqués par le navire d’une Madame. J’ai même la certitude que seuls ceux qui ont, comme moi, fait ainsi naufrage pourront véritablement me comprendre. Auront donc un désir véritable de naviguer à mes côtés.
Et cet ailleurs, qu’est-ce donc ? Un lieu où l’on ne risque pas à chaque instant de se laisser dévorer par une voix. Un lieu où nul ne pourra nous obliger à penser dans sa langue. Un lieu donc où notre langue redeviendra une langue possible. Parce que singulière. Parce que véritablement nôtre.
Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter bon vent. Et à vous exhorter à la prudence.



JEAN DE LA LUNE


LE ROYAUME DE KANT


  « Notre maître à tous, Kant, a fondé ce royaume pour qu’y soit entretenue par d’autres sa foi, la foi en un monde de liberté, d’égalité et de fraternité.
  Je suis ici, avec les autres maîtres, pour vous enseigner cette foi.
  Sachez que c’est sur vos titres de noblesse que vous avez été choisis pour devenir les disciples de Kant.
  Parce que vous appartenez à l’élite du royaume, vous avez des devoirs.
  Ceux qui ne seront pas en mesure de respecter ces devoirs seront impitoyablement condamnés à l’idiotie.
  Car il vous faut, si vous voulez entretenir la grandeur de Kant et de son royaume, devenir des êtres de séduction. »
  C’est ainsi que Madame de la Critique de la Raison Pure s’adressait aux disciples.


  « Pourquoi me regarde-t-il ainsi ?
  J’ai presque le sentiment qu’il me suit mais il me suit en m’évitant et dès que je l’approche, il se trouble.
  Peut-être me désire-t-il ?
  Cela me ferait un bien curieux amant.»


  Jean de la Lune va tout de suite se laisser fasciner par cette femme qui excelle à châtier ceux qu’elle flatte.
  Il fait effort sur lui-même pour devenir un être de séduction afin de gagner la faveur de Madame, mais il doit, pour y parvenir, aller contre lui-même et l’enfant qu’il est à lui-même le met en garde contre ces choix.
  Jean de la Lune a honte de cette voix d’enfant qui le dévore et lui crie qu’il fait fausse route.
  C’est avec désespoir qu’il est tendu vers lui-même car il veut, de toutes ses forces, tordre le cou à cette voix.
  Mais il doit surtout faire effort sur lui-même pour ne rien laisser paraître de ce conflit.
  Il trompe Madame pour mieux se tromper sur lui-même.


« Elle doit le faire exprès.
  Je risque de devenir sa souris. Je la désire avec beaucoup trop d’ardeur pour ne pas me retenir de l’éviter car en l’évitant, je lui fais sentir combien je la désire.
  Je suis trop laid pour elle. Pourquoi me choisirait-elle ?
  Je ne peux pourtant m’empêcher de la faire souffrir pour me venger du plaisir qu’elle a fait naître en moi.
  Elle est tout corps et je veux croire que ce corps ne peut rien cacher, qu’il ne peut renvoyer qu’à lui-même.
  Je ne peux lui déclarer ma flamme : j’aurais trop peur qu’elle me tourne en ridicule.
  Pourtant, plus je la regarde et plus je ressens le besoin de m’abîmer dans son corps, de me repaître de ce qu’elle me donne à voir.
  Elle est devenue l’étoile de mes nuits : une étoile blanche et qui se déverse, dans la honte, sur mon corps.
  Je ne cesse de prendre mon corps pour son corps et ma langue pour sa langue afin de rompre l’emprise sur moi des désirs qu’elle a fait naître en moi. »
 

  C’est par peur de perdre l’équilibre que Jean de la Lune s’est lié à un autre disciple, le Chat.
  Celui-ci est le type même de l’être de séduction : un mâle qui plaît aux femelles.
  Il ne le quitte pas d’une semelle car il se sent en sécurité auprès de ce disciple.
  Madame de la Critique de la Raison Pure va très vite remarquer qu’il fonctionne en binôme, ce qui va la mener à les confondre. Jean de la Lune le sait et c’est pour lui le meilleur moyen de se faire passer pour un être de séduction, donc un être valable dans ce royaume.
  Il utilise le Chat comme un masque.


 « Pourquoi s’est-il assis à côté de moi ?
  Il écrit mais qu’écrit-il ?
  Est-ce moi qui le mets dans un pareil état ?
  Il va finir par me troubler.
  Le mieux reste encore de l’ignorer. »


  Madame de la Critique de la Raison Pure sent pourtant bien que quelque chose cloche chez ce garçon.
Elle ne le trouve pas à sa place dans le royaume de Kant : comment un être mal dans sa peau pourrait-il devenir un être de séduction ?
  Car on n’apprend jamais, dans ce royaume, à jouer du Kant que pour apprendre à séduire. Elle trouve qu’il semble toujours ailleurs, à distance des choses et des êtres et que ses vexations mêmes semblent incapables de le tirer de ses rêveries.
  Elle fait donc sentir à Jean de la Lune qu’elle ne l’apprécie guère par de multiples vexations.
  Peut-être même cherche-t-elle à lui faire perdre l’équilibre. Mais le Chat est toujours là et il veille sur la sécurité de Jean de la Lune.


  « J’aurais dû me placer ailleurs. Je crains qu’elle ne s’imagine que j’ai choisi cette place pour me trouver à ses côtés.
  Je vais finir par m’emprisonner dans son odeur.
  Ne va-t-elle pas me rendre déraisonnable ?
  Je la joue me regardant et ce regard me trouble.
  Le seul fait de rester ainsi assis auprès d’elle m’exige terriblement.
  Elle me tend contre moi-même et la peur qu’elle sente cette tension la redouble.
  Je sens son pied. Rêve ? Ce pied me rend fou de moi-même. Faut-il dire volontaire ou involontaire ?
  Je suis maintenant au bord de moi-même, j’ai peur de sombrer dans mes pensées, ces pensées qu’elle aiguise avec son pied.
  Comment un pied peut-il me faire dire autant de choses ?
  Une seule raison : il doit y avoir quelque chose de déraisonnable dans ce pied. »


  Le Chat, en être de séduction, remporte beaucoup de succès auprès des femelles.
  L’une d’elles, la Fleur, joue, un jour qu’elle s’ennuyait, à tomber amoureuse de ce garçon qu’on dit talentueux.
  Le Chat se laisse faire par curiosité surtout. S’il est un être de séduction, il est aussi un être docile, que tous semblent pouvoir s’accaparer, comme l’a fait Jean de la Lune. Ce dernier doit donc s’incliner car la Fleur est une femelle, ce qui n’est pas son cas.
  Il va donc désormais se retrouver seul, sans soutien.
  D’où la catastrophe.


  « Une lettre d’amour ! Elle n’est pas signée. Serait-ce une lettre de lui ?
  Cette lettre ne peut avoir été écrite que par lui.
  Il se déclare enfin à moi et avec quelle fougue !
  Il me faut absolument le trouver : je veux à mon tour lui faire part des élans qu’il a fait naître en moi.
  On dit de lui qu’il écrit. Peut-être mon corps le fait-il déjà écrire ?
  Le voilà !
  Ce regard ! C’est celui d’un homme qui pense à la mort et qui pensant ainsi me repousse contre moi-même.
  Je n’en peux plus ! Pourquoi ce regard ? Cette lettre n’était-elle pas de lui ? Me serais-je trahi ? »
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