Extrait
L’IMPENSABLE


Créer, ce n’est jamais pour moi que justifier l’impossible d’un corps de femme.
On a cherché à me le faire penser comme l’impensable même. C’est ainsi qu’il en est devenu pour moi à être la seule chose digne d’être pensée.
On a voulu me travestir en me poussant à devenir philosophe ou je ne sais quoi encore, quelque chose toujours qui devait me rendre sourd à moi-même.
Je n’ai donc jamais su que travailler à mépriser mon propre corps et jusqu’au non de ce corps, un non qui m’a fait basculer en me rappelant à moi-même.
Si je travaille maintenant à me faire idiot, c’est pour mieux me consacrer à mon corps.
Le corps de la femme, ce n’est jamais pour moi que mon propre corps. Ce n’est donc qu’en travaillant à me faire idiot que je parviendrai à me séduire et ainsi à me faire maître de ce corps pour en tirer le plus grand plaisir possible.
C’est pour l’avoir trop nié que mon corps, n’en pouvant plus de lui-même, en est venu à dire non. Il ne voulait ainsi que me soutirer à la puissance de ceux qui voulaient me faire vivre dans une méconnaissance totale de ce corps.
Mais nul ne peut être assez mensonge à lui-même pour parvenir à nier totalement son corps : le corps parvient toujours à subsister et subsistant, il gronde jusqu’à ce que ces grondements se fassent délire d’un cri.
C’est par ce cri qu’on en vient à se permettre à son corps, à l’assumer jusqu’à l’idiotie.
C’est pour travailler à se libérer du corps des autres, de tous ces autres qui nous sommeillent en nous prostituant au mensonge de la réussite sociale.
Devenir père, avoir femme et enfants ainsi que profession et de préférence largement rétribuée, tout cela pour rester sourd à son corps, pour ignorer au mieux toute forme d’idiotie. L’idiotie est un blasphème. Le père, c’est celui qui nous dit : tu ne dois pas devenir un idiot. Car celui qui devient un idiot court le risque de se rencontrer et c’est là ce qu’il y a de plus dangereux pour un homme car on risque alors de prendre goût à se courir après.
J’ai trébuché sur mon propre corps et trébuchant ainsi, j’ai saisi que ce corps était celui d’un autre, que je m’étais laissé déposséder de mon propre corps par cet autre. Il me fallait donc au plus vite retrouver mon corps, le vider de tous les autres qui le peuplaient et ainsi rentrer en possession de ma vie.
Car il ne s’agit jamais que d’un choix : doit-on choisir de vivre ? Ou nous faut-il au contraire n’être là que pour faire vivre tous ceux qui nous absentent ?
J’ai alors réalisé que les pierres ne voulaient plus rien savoir de moi. C’est pour réapprendre leurs sourires que j’ai travaillé à me faire idiot.
Car comment vouloir plaire à une pierre lorsque l’on se prend pour un homme ?
Je les entendais rire de mon mépris et je m’en sentais fort affligé car je me découvrais moins que la pierre.
Si ma langue n’était pas un corps de femme ou si du moins il ne m’avait pas été donné de la vivre comme telle, jamais je n’en serais venu à me prostituer à elle autrement dit à jouer de son corps, à me donner du plaisir par son corps.
Ces pensées qui me traversent, elles sont de l’impensable, je veux dire de l’impossible d’un corps de femme.
Cet impossible, je le rêve à la source de tous mes possibles.
C’est contre et contre contre et encore contre, toujours.
Substantiver mon non, c’est pour moi la seule façon de parvenir à m’assumer pour ce que je me rêve, autrement dit pour un corps de femme et sachant se donner du plaisir par mon propre corps, sachant même si bien le faire qu’il m’a été donné d’effacer le corps que je me veux pour l’autre, corps qui ne peut être que corps pour rien.
C’est mon propre corps qui, se rêvant femme, m’enlace et ainsi m’extasie, je veux dire me fait accéder au plaisir blanc.
Ce plaisir est à la source de toutes mes ivresses. Je voyage des corps de femme avec le secret espoir de les devenir et ainsi de parvenir à me rencontrer.
Elles semblent toutes m’attendre. Je glisse sur leur corps jusqu’à m’évanouir et ainsi leur permettre de se loger en moi-même.
Je leur impose mon propre corps en me les jouant. Je veux être répugnant, d’une répugnance blanche.
J’aiguise leur sourire sur mon propre corps pour me découper avec ces sourires un corps de femme dans la langue. Car la langue est forte de tous mes impossibles.
Au fond, il ne s’agit que d’une conversion. Je me suis converti au corps de femme qui m’habite et j’ai ainsi pu, dans l’idiotie, chanter à la gloire de ce corps tous mes impossibles.
Et c’est ainsi que je suis parvenu à substantiver le non de mon corps. Ce non est alors devenu fou de lui-même et jusqu’au bonheur de la pierre.
Car la pierre, me voyant rallié à sa cause, s’est de nouveau ouverte à moi et j’ai alors pu de nouveau vivre de son regard, un regard qui m’a ensorcelé jusqu’à l’idiotie d’un corps de femme.
N’y a-t-il rien de plus idiot qu’un corps de femme ?
C’est au sens où ce corps est idiot, d’une idiotie forte affectivement, qu’il est en mesure de nous donner du plaisir blanc, je veux dire de faire naître en nous le sang de la langue et ainsi faire que nous ayons le courage de nous rallier à notre propre corps.
C’est en idiot que nous subissons le corps de la femme.
Ce corps, s’il sait nous donner du plaisir, c’est parce qu’il nous incite à nous faire idiot à nous-même, c’est parce qu’il nous incite à nous nier jusqu’à l’impossible d’un corps de femme, impossible qui est le nœud gordien de toute humanité.
Ce nœud, si jamais l’un de nous venait à le trancher, et c’est ce à quoi je travaille, il lui serait alors donné de se rendre au-delà de la femme, je veux dire qu’il lui serait alors rendu possible de savoir la femme de la femme.
Il n’y aurait plus alors pour lui qu’un océan de corps de femme et il s’y plongerait jusqu’à devenir fou de lui-même autrement dit pierre de la pierre.
C’est parce qu’il est idiot, que le corps de la femme nous résiste. Il nous résiste en faisant naître en nous une peur, la peur de nous idiotiser. Car le corps de la femme a le pouvoir de nous entraîner au-delà des pierres en faisant de nous sa pierre. Il y a bonheur à penser le corps de la femme, parce qu’il y a risque de sombrer en soi, de se laisser condamner par le corps d’une autre à l’idiotie et sans espoir d’en sortir.
Il s’agit donc, pour avoir une chance d’exorciser cette peur, de montrer les bénéfices que l’on peut tirer d’un corps de femme.
Dès lors qu’il nous est donné de ne plus craindre les dommages de l’idiotie, nous sommes en mesure de nous rendre possible au corps de femme qui nous habite.
Si Circé a fait des compagnons d’Ulysse des cochons, c’est parce que ces hommes vivaient dans la peur de leur propre corps. On a fait d’eux des idiots, on les a imposés à eux- mêmes, je veux dire leur corps à leur corps là où il faut au contraire parvenir à se vouloir volontairement idiot ou cochon pour avoir une chance de ne pas devenir soi-même un idiot ou un cochon.
Si je fais le premier pas, si je me fais femme avant que la femme ne me fasse femme, j’ai une chance de ne pas me laisser dévorer par la femme qui m’habite : cette femme, Homère la nommait Circé mais je préférerais dire d’elle qu’elle est la femme-singe. Car si elle a pouvoir sur nous, c’est bien en nous incitant à la singer et jusqu’au désespoir de ne jamais plus pouvoir échapper à ce jeu de singerie qu’elle nous impose.
La femme n’aspire jamais qu’à être comprise, comprise au sens où l’autre, entrant sous le pouvoir de son corps, ne sait plus que la jouer. Il la joue non pas volontairement mais contre lui-même, parce qu’elle a su lobliger à la jouer, parce qu’elle a su le rendre fou de lui- même en le poussant à séduire le corps de la femme qui l’habite, ce corps même qui maintenant l’incite à se condamner à l’idiotie et pour rester fidèle à son bourreau.
Comprendre, ce n’est jamais jouer l’autre que jusqu’à l’idiotie : jusqu’à ce que cet autre se fasse et notre corps et notre langue, nous aliénant ainsi à nous-même, nous poussant à abdiquer les droits que nous avons sur notre corps et notre langue.
C’est ainsi que la femme-singe s’est rendue maîtresse et de mon corps et de ma langue : je n’étais plus que son cochon, que son idiot. Il ne lui restait donc plus qu’à me promener ainsi sous le regard des autres pour m’humilier en me plongeant dans un nuage de rires.
C’était pour elle une façon de se prouver sa force de séduction donc sa raison d’être de femme.
Elle m’a fait la vouloir jusqu’à l’idiotie, jusqu’à la porte de tous mes possibles.
Elle a ligué contre moi tous les mots de la langue et ces mots m’ont dévoré jusqu’à l’os de l’impossible d’un corps de femme.
Il ne me restait donc plus que cet impossible, mais en en faisant ma pierre, comme Descartes du cogito, j’ai pu parvenir à reprendre pied sur moi-même.
J’étais devenu un idiot parce que tout me semblait être idiot. Mais la possibilité m ‘ayant été donnée de penser ou plutôt d’abord de nommer l’impossible d’un corps de femme, j’ai pu, à partir de cet impossible et parce qu’il était la seule chose qui avait résisté à l’idiotie, tout comme le cogito avait été pour Descartes la seule chose qui avait résisté au doute, refonder tous mes possibles ou du moins une grande partie de ces possibles à partir du point fixe qu’était devenu pour moi l’impossible d’un corps de femme et dont j’avais fait le point même de l’idiotie, le point à partir duquel il est possible de repenser tout ce qui avait cessé d’être pour nous parce que devenu idiot.
C’est ainsi que je suis parvenu progressivement et je continue encore aujourd’hui à reproduire des possibles, à me libérer de son pouvoir autrement dit à me désidiotiser, un peu comme si l’un des cochon de Circé parvenait à redevenir un homme.
C’est donc un véritable travail de conquête que j’ai entrepris sur moi-même et qui m’a permis de penser la nécessité de travailler volontairement à devenir un idiot, justement pour ne pas permettre à une autre de faire de nous son idiot, justement pour avoir une chance de dégager de soi un point fixe, un point qui résiste à l’idiotie et à partir duquel il nous soit donné de fonder tous nos possibles, de les fonder de telle façon que la femme-singe ne soit plus en mesure de les faire s’effondrer en nous les faisant penser idiots donc dénués d’intérêt.
Si tout est idiot au sens où le corps de la femme est idiot alors plus rien ne vaut d’être vécu. Et rien ne semble pouvoir m’empêcher de penser chaque chose idiote. Il y a en effet en moi un démon et j’ai nommé ce démon femme-singe, qui me pousse à le faire et qui parvient ainsi à me réduire à l’idiotie, à faire de moi un idiot.
Il y a pourtant en moi quelque chose qui résiste à cette idiotie et c’est l’impossible même d’un corps de femme.
Cette chose n’est pas en effet susceptible d’être pensée idiote en tant qu’elle ne m’est pas possible, qu’elle garde dans l’idiotie tout son attrait pour moi, toute sa force d’être. Elle seule, dans l’idiotie, résiste à l’idiotie et donc ne cesse pas d’être. C’est parce que l’impossible d’un corps de femme persiste en moi, je veux dire résiste à l’idiotie de tous mes possibles, qu’il m’est possible de penser cet impossible comme un point d’appui, comme ce qui continue à éveiller en moi un désir d’être, de persister.
Il me faut donc dire : je suis parce qu’il y a pour moi l’impossible d’un corps de femme.
Je dois travailler, à partir de cet impossible, à refonder tous mes possibles et donc me repossibiliser au monde.
Ce qui me fait exister, ce qui me prouve à moi-même que j’existe, c’est l’impossible d’un corps de femme. En effet, tout le reste étant susceptible d’être pensé par moi idiot donc inexistant, je ne saurais avoir la certitude par toutes ces choses que je ne suis pas moi-même un idiot, que je ne suis pas définitivement condamné à l’idiotie.
La seule chose qui me prouve à moi-même que je ne suis pas des pieds à la tête un idiot, c’est l’impossible d’un corps de femme.
C’est donc à partir de cet impossible qu’il me faut travailler à sortir de l’idiotie en repossibilisant chaque chose à partir de ce point fixe.
J’existe parce que le corps de la femme ne m’est pas possible, je veux dire parce que je ne suis pas possible à ce corps.
Ce corps de femme qui m’habite, c’est la seule chose qui me permet de dire que je ne suis pas seulement un idiot mais aussi autre chose et que nous définirons en en disant que cette chose est ce qui peut penser chaque chose idiote.
C’est bien là ce qui me différencie de la pierre. Les pierres ne peuvent rien savoir de l’idiotie en tant qu’elles ne peuvent pas en faire l’expérience.
Et cette expérience seule peut être à la source du sentiment d’être, d’exister.
C’est parce que je suis en mesure de me penser idiot que je suis en mesure de penser que j’existe, que je peux me le prouver à moi-même et en découvrant en moi qu’il y a quelque chose qui ne peut pas être nommé idiot et qui est l’impossible d’un corps de femme.
L’impossible d’un corps de femme, en tant que cet impossible est la seule chose qui puisse résister à l’idiotie, est la seule chose qui nous soit véritablement nécessaire.
Tous ceux qui vivent le corps de la femme comme un possible ne vivent donc pas véritablement.
Seuls ceux pour qui il y a cet impossible, pour qui se pose la question de cet impossible, sont donc véritablement au monde.
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